La vallée d'Ossau : d'Aüssaü Culture et Mémoire
Aux Débarquer DES EAUX-BONNES
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ous sommes aux Eaux-Bonnes, mon cher ami, et nous pouvons, jusqu'à un certain point, nous écrier : Adieu les Pyrénées !
Voilà bien cependant le Pic du Ger, dont le front dénudé sort des neiges et surplombe le village ; mais devant mes pas, j'ai des ombrages plantés en jardin anglais, de petites tonnelles de houblon, et la foule des élégants et des élégantes qui s'y promènent le stick en main ou l'ombrelle sur la tête. J'entends bien la voix rauque du torrent, le bruit sauvage de la cascade Valentin ; mais les valses de M. Herz et les romances de je ne sais qui pour le piano s'échappent en notes contrariantes par toutes les fenêtres aux rideaux croisés. — Quel contraste !
Enfin, que voulez-vous ? Ici, pour un instant la nature cesse, la vie des Eaux commence : laissez-moi vous en dire deux mots.
D'abord qu'on arrive, la première chose à faire c'est d'arrêter un logement. En juin et en septembre, c'est-à-dire au commencement ou à la fin de la saison, rien de si simple ; comme partout ailleurs, la diligence qui monte lentement l'unique rue du village est assaillie par une nuée de garçons et de filles d'hôtel. Ils se disputent l'honneur de votre personne, et tout à l'heure, au débarquer, ils vous écartelleront par les bras. C'est à ne savoir auquel se livrer.
Il me semble encore entendre une voix de fausset qui me faisait à mon premier voyage, entrer ces mots, comme une vrille, dans l'oreille :
Monsieur, n'oubliez pas la maison Casamayou.
Je suis assez d'avis qu'il faut toujours céder à la voix perçante qui crie le plus fort ; on en souffre moins longtemps. Je me crus donc sauvé.
— Casamayou, diable ! répondis-je, l'oublier. Je n'aurai garde. Où ça, Casamayou ?
— Derrière l'établissement ; on y repasse et on y blanchit au plus juste prix.
— Grand merci !
Ce jour là, renonçant à mon libre arbitre inutile, je me laissai aller ; ce fut le plus fort qui m'emporta dans son auberge.
Cruelles mais aussi bienheureuses obsessions, car il est des moments où la maison Casamayou seule vous accompagne et sollicite l'honneur de blanchir votre chemise au plus juste prix, moyennant cinquante centimes. Quel froid accueil, quelle ironie sur les visages ! On vous compte du haut de la promenade :
« Bon, en voilà encore seize ! » dit-on, et l'on rit.
Les hôtels ne se donnent même pas la peine
de vous regarder passer. Le coeur se glace, qu'est-ce que cela signifie ? C'est le mois de juillet, le moment de la saison fashionable, où 15 à 1800 personnes s'entasssent dans les 30 ou 40 maisons des EauxBonnes, et ne laissent pas une petite place vacante au dernier venu. Aussi est-ce pitié de le voir, ce dernier venu, le sac à la main et s'en allant de porte en porte.
Vous voulez vous loger ? Bon Dieu, ne voulez-vous pas plutôt rire ? Mais, mon cher monsieur, nous n'avons pas la moindre chambre à vous donner, vous n'en trouverez pas une dans le village.
Bienheureux alors les malades venus en chaise de poste ! on les remise sur la voie publique, où ils ont la ressource de passer la nuit dans leur voiture.
Les autres trouvent cependant à se caser ; on leur dresse, sous les poutres, un lit de sangle, qu'ils disputent à toute sorte de petites bêtes ; quelque fois la salle à
manger d'un hôtel se change pour eux en dortoir ; dix ou douze malheureux s'étendent côte à côte sur une table, à la place même où les poulets rôtis du dîner figuraient au moins sur des litières de cresson. Les aubergistes qui songent à vous faire jouir de ces expédients, moyennant trois ou quatre francs par tête, appellent cela s'ingénier.
On ferait
de beaux recueils avec les histoires auxquelles leur génie, d'accord avec leur intérêt, a pu donner naissance. Chacun a la sienne. On me contait celle-ci
l'autre matin à la buvette :
« Après de longues et infructueuses recherches, un nouveau débarqué croit enfin avoir trouvé la pie au nid. Une femme, d'un aspect honnête et maîtresse d'une maison confortable, l'installe dans une chambre assez proprette. A vrai dire, elle n'était rien moins que grande ; le lit ne laissait pas à la ruelle la largeur d'une chaise ; la porte était vitrée et servait de fenêtre ; elle s'ouvrait en dedans, et quand il s'agissait de la faire rouler sur ses gonds, le locataire devait s'effacer contre le mur, dresser sa malle sur champ et poser encore le tabouret par dessus ; mais c'était une chambre, c'était un lit où reposer sa tête. Le voyageur reconnaissant n'oublia point de remercier saint Julien dans ses prières. »
Le soir vint et l'orage avec lui, l'orage qui dégage toutes les senteurs de la terre humide. Il fallut rentrer, et tout en s'introduisant dans son réduit, notre homme se disait combien les émanations du sol devaient être plus balsamiques encore sur la montagne que dans la plaine, et il s'apprêtait à faire respirer à ses poumons, heureusement dilatés, un nouvel air frais et embaumé. Mais quoi ? ses narines se referment, il devient sérieux et flaire par deux fois.
Oh ! ce n'est rien, dit-il, ça se passera en ouvrant la porte.
Il l'ouvre, en effet, avec les soins nécessaires, et se déshabille.
Néanmoins on l'entend bientôt murmurer successivement : Mais cela augmente, mais ce n'est pas tenable, mais je n'y tiens plus !
Et sautant à bas du lit, il va trouver l'hôtesse :
Une autre chambre, madame, tout de suite, ou je ne reste pas une minute de plus ici.
Eh pourquoi donc, monsieur ?
Parce que c'est une indignité, madame, ne le sentez-vous pas ?
Cependant, monsieur, jusqu'à cette heure, les étrangers qui ont occupé cette chambre ne se sont pas plaints. Monsieur est susceptible.
Je veux vous croire, madame ; des goûts et des odeurs, il ne faut pas disputer, mais celle-là ne peut me convenir ; allez, madame, la place est libre pour le plus pressé.
Maintenant, me dit mon conteur qui avait tout l'air de me conter ce que j'allais appeler sa propre histoire, maintenant je crois inutile de vous expliquer sur quel endroit, où d'habitude on ne repose guère sa tête, cette chambre avait été conquise. Mais si par vous-même vous avez expérimenté de quelle merveilleuse façon les hôteliers de Bonnes savent au besoin s'ingénier, je doute que votre aventure vous ait pu mettre en meilleure odeur.
Peut-être, monsieur, et voici comment, si vous voulez bien. Ainsi que vous, j'étais fort en peine de savoir si j'allais coucher à la belle étoile ; déjà plusieurs maisons m'avaient invité à chercher asile ailleurs, lorsque dans la dernière où j'entrai, la servante se ravisa, et me retenant sur le seuil :
Si cependant monsieur veut en courir la chance, me dit-elle, et laisser son bagage dans notre office, probablement nous aurons une belle chambre à lui donner ce soir.
Et vers quelle heure sera-t-elle libre ?
Je ne saurais trop préciser à monsieur ; mais vraisemblablement ce sera pour neuf heures, neuf heures et demie ; le médecin a promis que le voyageur qui l'habite n'irait pas jusque-là.
Vous comprenez que je ne fus pas fâché d'être averti.
Alors, monsieur, me dit en se tournant vers nous une troisième personne qui nous écoutait, vous n'avez pas couché dans la chambre du mort ?
Assurément non, monsieur.
Mon histoire en ce cas est plus complète que la vôtre. La servante à laquelle vous avez eu affaire était une bête et une novice. Les hôteliers d'ici cachent avec beaucoup de soin les morts qui peuvent arriver dans leur maison. Il y va de leur intérêt.
Qui voudrait en effet habiter, comme successeur immédiat, l'appartement qu'un malade a quitté, le matin même, les pieds devant, comme on dit ? Ce serait de quoi frapper des esprits déjà souffrants. Aussi les précautions sont-elles si bien prises, que les voisins même de l'infortuné n'apprennent que plusieurs jours après la triste nouvelle.
La fille qui m'introduisit dans ma première chambre savait son métier. L'alcôve avait une forte et singulière odeur d'herbe ; quand je lui en fis l'observation, elle mit cela sur le compte de la paillasse neuve.
Le lendemain, au saut du lit, je trouvai, pour mes pieds, une paire de pantoufles que je chaussai sans plus de cérémonie. Ce n'étaient pas là des pantoufles d'auberge. Au point délicat et au dessin choisi de la tapisserie, on comprenait qu'une main amie les avait dû broder pour en faire un bon souvenir. Je m'attendais chaque jour à ce qu'on les réclamât.
Ne vous mettez point en peine, me dit à la fin quelqu'un à qui j'en parlai, elles ont appartenu au mort qui ne les réclamera pas.
Quel mort ?
Eh bien ! celui que vous avez remplacé dans l'hôtel !
C'est ainsi que j'appris que non-seulementj'avais couché dans le lit du mort, mais encore que j'avais marché dans ses souliers. Je n'en fus, je vous prie de le croire, ni plus fier ni plus gai. Et sur ce, je vous salue ; quand j'ai raconté ce petit épisode de mon séjour aux Eaux, j'aime assez à me promener.
Ces dernières lignes, mon cher ami, vous découvrent déjà le côté triste des Eaux. Si beaucoup y viennent pour s'amuser, plusieurs aussi y arrivent pour mourir, et pour mourir, hélas ! au milieu des indifférents, chez des étrangers qui regardent la mort d'un voyageur comme un accident nuisible à leur intérêt.
Peut-être une autre fois vous conduirai-je au petit village d'Aas, où reposent ces pauvres délaissés qui, pour la plupart, ne doivent jamais attendre la visite de leurs proches. Leur tombe est si loin !
Mais nous n'avons pas encore la permission du docteur de courir les sentiers de la montagne, — et c'est lui qu'il importe d'aller voir au jourd'hui.
Sources
- Henri NICOLLE, Courses dans dans les Pyrénées, la montagne et les eaux, E.Dentu, Libraire éditeur, 1855.
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