La vallée d'Ossau : d'Aüssaü Culture et Mémoire
LES EAUX-BONNES Pierre de Gorsse.
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n juillet 1852, on remarquait aux Eaux-Bonnes une comtesse espagnole qui apportait au calme de la station le prestige d'un cosmopolitisme exotique, écossaise par son ascendance, Espagnole par son mariage, Mme de Montijo avait beaucoup voyagé. De Malaga à Grenade, de Madrid à Carabancel, de Londres à Paris, elle avait promené sa grâce errante, encadrée par ses deux filles, Francesca et Eugénia.
L'aimable Espagnole avait beaucoup vécu en France, dont les charmes lui avaient été révélés par son ami Prosper Mérimée, et elle se considérait un peu comme chez elle dans ce Midi dont certaines villes : Toulouse par exemple où elle avait passé plusieurs hivers, lui rappelaient son Espagne ardente et colorée.
Dès que revenait l'été, la comtesse de Téba (nom patronymique de Mme de Montijo) s'envolait vers quelque ville d'eaux ; partout la grâce d'Eugénia, dont la sœur avait, quelque temps plus tôt, épousé le duc d'Albe, ralliait autour d'elle une nuée d'admirateurs.
« La jeune Espagnole, écrit Frédéric Loliée, se dépensait au physique et au moral, jusqu'à la limite de son être, excursionnant, parcourant à cheval les routes pittoresques de ce versant des Pyrénées, se donnant avec l'ardeur de son âge aux plaisirs du bal ; et, dans les intervalles de ses joies, s'enquérant de tout son zèle des souffrances d'alentour auxquelles il lui serait possible d'apporter une aide ou un soulagement.»
Chaque matin, les pauvres du pays se rassemblaient devant la porte de l'hôtel où la jeune fille était descendue, attendant que la « blonde fée » vienne leur prodiguer ses sourires de réconfort et ses aumônes généreuses. On rapporte qu'ayant, un jour, glissé deux louis d'or dans la main tremblante d'un pauvre infirme, ce dernier, rempli d'émotion et de reconnaissance, s'écria : « Que Dieu vous récompense comme vous le méritez ; que Dieu vous fasse reine ! »
Jadis, une autre jeune fille, Joséphine Tascher de la Pagerie, avait entendu semblable prédiction, et elle était devenue impératrice !
Le souhait de ce montagnard, empreint de la naïveté des âmes simples qui pensent qu'être reine constitue le summum du bonheur, devait se réaliser à son tour.
En vérité, parmi tant d'amoureux empressés à lui plaire, Eugénie avait déjà presque fixé son choix. Un prince aux yeux bleus gouvernait la France, et lui manifestait une sympathie qui, pour être respectueuse, n'en était pas moins
pressante. Louis-Napoléon était président de la Seconde République : dans quatre mois, il devait être empereur, et dans six mois, par lui, Eugénie serait impératrice.
Impératrice des Français ! Quel rêve éblouissant pour cette Espagnole au sang généreux, à l'âme ardente, aux sentiments nobles et élevés, toujours impeccable, malgré une liberté d'allure audacieuse pour l'époque ! La maturité de Louis-Napoléon avait été profondément troublée par ce fruit délicieux de fraîcheur, d'intelligence et de gaieté.
Il désirait pénétrer davantage dans l'intimité de cette jeune fille, qui aurait pu devenir une agréable maîtresse. L'entourage du Prince-Président, redoutant une mésalliance, souhaitait voir l'idylle se terminer en liaison. Tout fut combiné pour provoquer ces circonstances dans lesquelles il est parfois difficile de freiner les élans d'une passion naissante.
La chose accomplie, le maître rassasié, son ardeur se serait lentement éteinte, et Eugénie ne serait restée qu'une passade dans la vie d'un prince charmant.
Mais la jeune fille savait ce qu'elle voulait, et, aussi rusée que les amis du Prince-Président se croyaient avisés, elle sut déjouer leurs projets. Comme Louis-Napoléon lui demandait quel était le chemin de son cœur, elle lui répondit, dans une révérence : « Celui de la chapelle, sire. » Ainsi elle gagna un trône !
Cependant, changer de nationalité, devenir la première des Françaises, pouvait être difficile à son caractère de farouche Espagnole. Frédéric Loliée rapporte une anecdote qu'il dit tenir de Bernard Bauer, frère d'un banquier de Madrid, familier de la comtesse.
L'épisode se passe justement aux Eaux-Bonnes, durant l'été de 1852. Si Eugénie sentait en elle de vives sympathies pour la France, ses sentiments ne s'enveloppaient cependant pas de dissimulation, et son patriotisme se manifestait par des traits inattendus. Certain jour qu'elle assistait à une course organisée entre Basques Français et Espagnols, les Français remportèrent la première place, ce dont la bouillonnante Andalouse éprouva quelque dépit.
Irritée de la défaite des champions de ses couleurs, elle les interpella avec un accent qui ressemblait à de la colère ; puis, rêveuse, avec la pointe de son ombrelle, elle fit machinalement rouler sur le sol quelques-unes des pierres constituant un mur rustique.
« Que faites-vous donc là ? » lui demanda Bauër. Alors, avec une moue charmante, mi-fâchée, mi-sérieuse, la jeune fille répondit :
« Je démolis la France, pour venger mon Espagne vaincue ! »
L'impératrice Eugénie garda toujours la nostalgie des Eaux-Bonnes où sa santé délicate l'obligea à revenir.
Au début de l'été de 1855, on annonça que l'impératrice s'y rendrait incognito. L'impératrice retrouva avec joie les sites qu'elle aimait et au milieu desquels elle se savait estimée. Mais elle n'était plus l'insouciante jeune fille des années précédentes ; elle était devenue l'épouse de l'empereur et, bien qu'accueillie avec faveur par la majorité de la population, il y eut cependant quelques dissidents.
L'un d'eux — marchand de coco — s'acharnait, après avoir crié « Vive l'empereur ! » à ajouter aussitôt : « Il est frais le coco ! »
émoi des autorités, intervention de la police. Il en coûta six jours de prison au facétieux citoyen des Eaux-Bonnes pour avoir manifesté, sur un ton trop bruyant, une opinion considérée séditieuse.
Un autre incident vint troubler ce repos de quatre semaines. Dans la nuit du 19 juillet la population fut réveillée en ursaut : l'hôtel de la Poste était en flammes. Cet événement fut d'autant plus sensible à l'impératrice que c'était là qu'elle logeait jadis avec sa mère ; aussi tint-elle à se rendre sur les lieux du sinistre, encourageant par sa présence les ouvriers et les militaires qui combattaient l'incendie.
Malgré les instances de son chambellan, Eugénie ne consentit à rentrer que lorsque tout danger fut écarté, et après avoir réconforté un garçon de l'hôtel, blessé par la chute d'une poutre.
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Ce devait être le dernier séjour de l'impératrice aux Eaux-Bonnes, où, dès lors, la vie s'écoula suivant un rythme ralenti. Fort peu de choses y changèrent, en sorte que si Adolphe Moreau y était revenu cinquante ans après son dernier séjour, il aurait retrouvé la station telle qu'il l'avait laissée. Les fêtes, devant lesquelles s'extasiait Taine et dont il cherche à dégager la philosophie profonde, s'y déroulaient avec le même rythme, sans qu'elles fussent jamais une manifestation de commande ou une mascarade folklorique.
« Ces gens sont poètes, écrivait l'auteur du Voyage aux Pyrénées. Pour avoir inventé ces habits splendides, il faut qu'ils aient été amoureux de la lumière. Ailleurs, ils auraient l'air de saltimbanques, ici, ils sont aussi beaux que leur pays.... Le froufrou du tambourin est comme la voix traînante du vent lorsqu'il longe les vallées étroites ; le son aigu du flageolet est comme le sifflement de la brise quand on l'écoute sur les cimes dépouillées ; la note finale est le cri de l'épervier qui plane. »
A ces danses ossaloises, que Devéria  croqua en touches chatoyantes, il convient d'ajouter aussi ces singulières courses de femmes, typiquement locales, qui, vers 1875, surprirent tant Bertall.
« Un prix était réservé à la première arrivée au but, après un tour de piste, et un prix de consolation à la seconde. Quatre belles filles montagnardes se sont présentées pour disputer les prix proposés. Leur toilette de course s'est faite bravement en plein air, et en public. Cette toilette consistait à enlever le corset, le premier jupon, ne gardant que la chemise de grosse toile, le jupon le plus léger et le petit capulet. Naturellement les souliers ont été mis de côté, et les quatre filles se sont placées en ligne. »
En connaisseur, Bertall décrit le séduisant « cheptel, » et il poursuit :
« Le signal est donné ; ces dames s'élancent. En dix minutes, au détour, elles ont fourni le parcours de quinze cents mètres. La favorite est arrivée la première de vingt longueurs au moins. C'est la troisième enregistrée qui est arrivée seconde. Deux prix de consolation ont été réservés aux deux qui venaient ensuite. La galanterie se glisse partout.»
« On désirait que M. le maire voulût bien la pousser jusqu'à embrasser celle qui avait conquis le prix. M. le maire s'en est excusé, par convenance sans doute, mais sous prétexte qu'il faisait trop chaud.... Une demi-heure après, ces demoiselles, ravies de leur journée, dansaient une ronde béarnaise avec leurs compagnes. A tout prendre, ce sont de rudes femmes, et il ne ferait pas bon les trouver au coin d'un bois, si le cœur n'y était pas. »
Et Bertall de conclure : « Il y aura encore de beaux jours pour les Béarnais ! »
Eaux-Bonnes avaient eu la bonne fortune, au milieu du XIXe siècle, de posséder un remarquable médecin, le docteur Darralde, qui y attira les foules et pour lequel, selon le journaliste Henri Nicolle, « on passe la nuit à faire queue dans la rue, et on paie des montagnards pour cette corvée jusqu'à dix francs. » Cinquante ans plus tard, un autre médecin fit le succès des Eaux-Bonnes : le docteur Valéry Meunier, grand ami de Louis Barthou, député de l'arrondissement.
Le docteur Meunier polarisait autour de lui les personnalités les plus diverses, qui venaient pour l'y retrouver et profiter de ses soins. Francis Planté, Julia Bartet, Agénor Bardoux, François Coppée, Spuller furent ainsi les habitués de la station, ombres qu'évoque Louis Bartbou dans son livre Autour de ma vie.
Francis Planté fut un homme réellement extraordinaire ; incarnation attardée du romantisme, il établissait la liaison entre Liszt et les musiciens du XXe siècle. Il vécut presque centenaire, pouvant évoquer ainsi des souvenirs fort lointains. « Dans la villa du docteur Meunier, écrit Bartbou, il nous charmait par l'infinie variété de ses dons, par l'étendue de sa connaissance musicale, et, par sa souveraine initiative, il n'était pas l'homme d'une époque, d'une école ou d'un homme ; il savait toute la musique et il la jouait toute. »
Au côté du génie de la Musique, il y avait l'art du Théâtre. Que dire de Mme Bartet ?
Ce n'est pas sans raison qu'on l'a baptisée « la divine. » Elle venait chez le docteur Valéry Meunier, « habillée avec cette sobriété élégante qui fait le luxe d'une vraie femme. Si on lui demandait de dire des vers, jamais elle ne se faisait prier. »
Le bon François Coppée était également du groupe. « Aux Eaux-Bonnes, il jouissait d'une liberté qui en faisait le plus joyeux compagnon. Aucune contrainte ne retenait sa verve et son entrain ; tel un moineau parisien, franc et preste, sautillant de branche en branche, son esprit allait d'idée en idée, de mots en mots, de paradoxe en paradoxe. »
Il portait avec aisance le béret béarnais, qu'il n'abandonnait pas même dans la capitale.
On rencontrait aussi aux Eaux-Bonnes, à cette époque, quelques illustrations de la politique, attirées sans doute par Louis Barthou, qui établissait le trait d'union entre l'art et la politique. M. Bardoux, qui répondait au prénom d'Agénor, et fut ministre de l'Instruction publique, venait chaque été. Comme il connaissait à merveille la période romantique, souvent, dans la station thermale, Louis Barthou lui montrait quelques inestimables pièces de sa collection d'autographes. Eugène Spuller, descendant d'un boucher badois, devenu un des plus grands patriotes français, ami de Gambetta, fondateur du journal La République et plusieurs fois ministre, faisait, lui aussi, partie de cette petite académie réunie sous les ombrages du jardin Darralde autour du docteur Valéry Meunier, apportant à la station montagnarde un lustre et un éclat, différents sans doute, mais tout aussi prestigieux que ceux que lui conférait jadis la blonde fée que fut l'impératrice Eugénie !
Sources
- Pierre de GORSSE, Pyrénées et côte basque, Histoire et Anecdotes Librairie de L Hachette, 1858
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